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#restezchezvous

La vile était devenue déserte depuis quelques temps. Oh, non pas qu'elle ait été débordante de vie un jour ou l'autre, ou alors il y a longtemps… quand les multiples grandes surfaces alentours n'avaient pas encore pompé tous les consommateurs zombies comme des aspirateurs à merdes.

Mais là, c'était bien différent : les personnes que je croisais habituellement, les flâneurs, les groupes de jeunes qui venaient fumer en "cachette" au bord du gave, les petites vieilles courbées traînant leur caddie vintage… tout ce petit monde s'était volatilisé, comme par magie ! En seulement quelques jours.

Oh bien sûr, il y avait eu foule, un jour en particulier, notamment au petit supermarché du centre ville, celui où, habituellement je squatte en faisant la manche. Les autres clodo font toujours un peu la gueule, quand ils voient que les gens me donnent plus de pièces. Mais c'est normal aussi ! J'arbore toujours un sourire compatissant et plein d'amour jusqu'aux oreilles, et je leur demande s'ils ont besoin d'aide pour leurs courses…

Et je suis pieds nus. Et légèrement vêtu. Alors parfois y'en a qui me prennent en pitié ! Même si c'est pas justifié…
— Vous… vous n'avez pas froid aux pieds ? Et vous n'avez pas mal ?
— non M'dame ! On s'habitue à tout ! Même au pire ! Mais marcher pieds nus, c'est exquis !

Et d'autres :
— vous devez avoir les pieds tout sales, non ?
— même pas ! Regardez…
— ah oui… effectivement…
— normal ! Je marche souvent dans l'herbe, le gave, la boue, alors c'est sûr que mes pieds sont lavés tous les jours… Autant dire qu'ils sont propres ! Pourtant dans cette supérette, la directrice n'accepte pas les pieds nus !

Ah ça, je m'en rappelle bien ! Une fois que j'allais acheter une bricole à manger, pieds nus bien visibles, avec mon futal népalais qui s'arrête aux genoux. Et là une nana d'une quarantaine d'année, un peu blondasse mais mignonne m'arrête avant même que je rentre dans le supermarché :
— vous… vous allez faire des courses ?
— ben… oui répondis-je, interloqué devant cette question bête
— ah non mais… vous ne pouvez pas rentrer comme ça… pieds nus
— ah bon et pourquoi ?
— écoutez, je suis la directrice de cet établissement, c'est une question d'hygiène ! Comprenez bien : nous vendons de la nourriture ici ! dit-elle avec un ton un peu hautain
— oui, et alors ?
— alors ? Mais, enfin, vous devez avoir une tenue correcte.
— je suis en tenue correcte ! Et puis, mes pieds, je les lave tous les jours ! Ils sont bien plus propres que vos chaussures, sauf vot' respect, M'dame !
— non non non, nous vendons de la nourriture, ce n'est pas adapté
— les lois je les connais : la tenue correcte exigée, c'est pour vos salariés ! Pas pour vos clients !
— Bon… Écoutez, je suis la directrice s'exclama-t-elle d'une voix sèche, c'est mon magasin : vous ne rentrerez pas dans mon magasin pieds nus !

J'ai fini par abdiquer. Après tout je n'avais pas plus d'énergie à dépenser pour cette connasse intolérante. Les potos clodos se sont bien marré, car eux, malgré leur ivresse et la "gêne occasionnelle de la clientèle", pouvaient rentrer librement acheter de l'alcool. C'était d'ailleurs un des points qui nous différenciait : je ne bois pas, et les drogués, d'une manière général, aiment bien se déculpabiliser et déresponsabiliser en picolant ou en fumant ensemble. Les foules et autres rassemblements sont toujours à prendre avec des pincettes…

Et en ce qui concerne les attroupements, ils étaient plutôt rares ces temps-ci. Et c'était arrivé d'un coup ! Razzia en supermarché le matin, et ville morte et policée l'après midi !

Bien sûr, je ne suis pas ignorant, hein, j'ai entendu parler par ci par là du fameux covid19, la grippe qui tue les petits vieux. Mais s'il s'agit uniquement des petits vieux non ? Alors pourquoi on nous emmerde, nous ? Les quarantenaires ? Est-ce qu'on est vieux avant l'âge ? Est-ce qu'on est des "sujets à risque" ? Ouais c'est sûr que des clodos trimbalent parfois la tuberculose ou une vilaine toux bien grasse. Clope et bédo obligent… Sans parler de dormir dehors sous des températures parfois plus que frigorifiques.

Mais le pire, ça reste le froid humide. J'en connais un rayon : je viens de la Franche Comté ! Dans le Doubs, juste entre les montagnes du Jura et des Vosges, vers Montbéliard Sochaux, exactement là où les nuages venant de l'ouest se coince dans ce goulot d'étranglement formé par les montagnes de part et d'autre. Le dernier marché de Noël que j'y ai fait, il faisait 13°C… en dessous de zéro !! Rien que ça ! Autant dire que je n'étais pas pieds-nus. Et je n'étais pas non plus SDF. Enfin bon c'est une autre histoire. Bien plus glauque que ce que l'on vit en ce moment avec leur grippe à la con.

Je ne croise même plus de gosses dans les rues !

— Tu parles Charles ! Ils ont fermé les écoles ! me disait une petite vieille moins effrayée que les autres par de jeunes clodos.
— ah oui ? je répondais, interloqué. Mais pourquoi ?
— le virus se propage bien plus parmi les enfants : l'école, c'est un véritable bouillon de culture !! En plus de ça, ils n'ont même pas de symptômes ! Impossible de savoir s'ils vont vous refiler la mort ou pas !
— ah ouais, ils sont devenus malgré eux… des armes de destruction massive ! Ha ha ha !
— oui ben moi ça me fait peur ! Mon fils veut que je garde ses deux enfants !
— ouais, et comme ils sont devenus du jour au lendemain des terroristes de la santé… des persona non grata
— mais vous n'avez pas l'air malade si ?
— eh bien j'ai un peu de diabète, de cholestérol, et j'ai fumé pendant une vingtaine d'année, alors on ne sait jamais ! Bon, allez ! Merci ! Tenez, je vous pose une pièce là… Par terre… Mieux vaut éviter tout contact pendant quelques temps ! Au revoir ! lançant-elle en claquant la portière de sa Simca rouge
— oui ! Bonne chance !

Puisque c'était la chance qui semblait bien devoir agir dans les prochains jours, voire semaines. Ou plus exactement, c'est notre passé, qui resurgissait : il suffisait de ne pas avoir entretenu son corps, en le bourrant de toxines, de sucres, de gluten et de produits laitiers à gogo, et ce sans jamais tirer la chasse, c'est à dire faire du sport et quelques cures de détox, pour être aujourd'hui une personne à risque. En plus d'avoir un grand âge bien sûr… Bref, pourquoi ne pas avoir confiné uniquement les vieux ? Les vieux à risque ?

Perso, je suis jeune, enfin, grisonnant… Ouais, je stresse rapidement… Et c'est d'ailleurs pour ça que j'ai fumé une dizaine d'année… Oh ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, hein ! La clope, ça ne détresse pas : au contraire ! Le bedo un peu plus. D'ailleurs, j'en fume un peu moins depuis le début de cette crise planétaire. Ou de cette crise de la planète, va savoir !

Parce que mon tabac, et mes joints, je les ramasse à même le sol ! Il te suffit d'ouvrir les yeux et de te baisser pour en choper : là, sous tes pieds ! Nus ou pas. En France, il y a des mégots absolument partout par terre. Au Japon, ce n'est pas permis : le respect de la nature et de l'autre y sont trop développés, préceptes animistes et bouddhistes obligent. Et le respect de soi aussi. Bref, avec cette saloperie de virus, j'hésite un peu avant de ramasser un joint et de le finir direct, en pleine conscience, bloqué dans le moment présent tout en acceptant ce cadeau comme un présent des esprits.

Et puis, je déteste le gâchis : issu d'une fratrie de 4 gosses, certaines fins de mois ont dû être difficiles. Mais c'est aussi par respect pour les esprits cannabis et tabac. Jeter un mégot par terre, après l'avoir fumé négligemment, c'est une sorte de déni de connexion avec la plante. Quoique, ceux qui fument ce shit que je ramasse parfois sous les bancs publics, doivent être davantage connectés que des fumeurs lambda de tabac aromatisé à l'ammoniac…

Tiens, d'ailleurs, on dirait bien que ce mégot… un filtre carton, un mégot bien bruni et un papier rendu un peu transparent par les huiles… L'odeur ne trompe pas ! Un joint de shit ! Allez, ni une ni deux, je l'allume et tire dessus les deux ou trois lattes offertes…

C'est vrai que ça détend, le mental. Les poumons, ça a plutôt tendance à les stresser : respirer volontairement de la fumée de plantes brûlées a toujours été une énigme pour le corps… Pour l'esprit, un peu moins.

Quelques minutes après, je plane un peu : mon esprit divague, et ne voit pas arriver un flic. Une paire de flics plus exactement, comme des siamois habituellement collés mais qu'un nuage de virus aurait découpé en plein milieu.
— Bonjour, disent-ils en chœur
— Bonjour ! répondis-je avec le sourire
— vous avez votre attestation de sortie ? Leur yeux bloquaient sur mes pieds nus. S'il vous plait ?
— non
— ah bon ? Mais vous savez que vous devez av…
— non, je n'en ai pas besoin
— bon, vous avez vos papiers, me menaça la fille
— non plus : je n'ai plus d'identité depuis plus de dix ans !
— arrêtez de vous foutre de nous, c'est quoi votre nom ?
— hum… Bob…
— Bob comment ?
— Marley
— bon maintenant ça suffit ! s'exclama le gars, vous connaissez les règles ! Il vous faut une attestation pour sortir de chez vous !
— mais, je suis… chez moi, répondis-je calmement
— qu… quoi ? Vous… vous êtes Sans Domicile Fixe ?
— exactement monsieur ! Comme le dit si bien cette expression tarabiscotée, je n'ai pas de domicile… fixe !
— monsieur, vous avez bu ?
— non : je ne bois pas ! Enfin que de l'eau, hein. Et pour le domicile : je n'en ai pas ! Aucun ! Ni fixe ni non fixe ! Je suis donc ici chez moi ! Comme n'importe quel citoyen de cette planète qui aurait les pieds sur terre, dis-je, en montrant mes pieds nus sur l'herbe, les orteils recouverts de pétales de pâquerettes collés par la rosée du matin. Vous avez vu ? Le printemps est en avance cette année ! Une chance ! Rapport au Coronatruc là !
— ne changez pas de sujet monsieur !
— écoutez moi-bien : je suis ici chez moi ! Dehors = chez moi ! Ce jardin public, c'est chez moi ! Les Pyrénées Atlantiques, c'est chez moi ! La France ! Aussi chez moi ! Et n'importe quel autre pays ! Chez moi ! Et je vais vous dire, monsieur dame les ASVP, c'est même vous qui êtes ici chez moi !
— mais… vous… vous devez être confiné chez… dans… dans un abri pour…
— et vous en avez vu un ici ? Non. Et si c'est pour ressembler à un canard confis, ou à un poulet en batterie qui n'aurait jamais foulé l'herbe de ses pattes : non merci ! Je suis libre, moi ! Pas de voiture à assurer ! Pas de maison à payer tous les mois ! Même pas de chien à nourrir ! Et oui, je suis enfermé dehors !!
— on ne veut plus vous voir ici monsieur, c'est compris ?
— c'est qui "on" ? Vous ? la société ? Les petits vieux que j'aide avec leur courses ?
— ne… ne vous approchez pas des petits v… des personnes âgées s'il vous plait ! Vous pourriez les contaminez avec… avec…
— avec mes sales manières ouais je sais bien ! Ha ha ha !
La jeune femme reteint un petit gloussement. Nerveux sans doute.
— portez-vous bien monsieur !
— vous de même ! Merci. Et n'oubliez pas ! #restezchezvous !

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