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Chauve-souris : inoculation

Les aiguilles minuscules perforaient et noircissaient ma chair de manière répétitive et lancinante, un peu comme les petits hochements de tête des moines bouddhistes exilés à Dharamsala et répétant inlassablement leurs mantras sacrés : les mécanismes de la transe sont en place. Mon être entier est plongé dans l'acte sacré de tatouer : se focaliser sur le corps annihile le mental, et donc la peur. J'oublie tout quand je tatoue.

Oublier est un besoin constant : le monde dans lequel je vis est devenu insupportable. Pourtant le Sud-ouest est rempli de gens cools, ouverts sur l'écologie et les spiritualités, j'habite une ancienne résidence humide de teinture de bérets, au bord du gave avec jardin, mais les murs de mon appartement se resserrent comme des étaux. D'habitude, les clients tattoo brisent ma solitude, mais les mesures répressives gouvernementales nous ont rabaissé au rang de poulets élevés en batterie : sorties interdites sauf pour les courses, la santé, les gosses, les chiens, et le sport. Au moins dans ce pays, le sport reste autorisé.

Mais limité à une heure maximum et dans un rayon d'un kilomètre par jour… Par jour ! On courbe l'échine en remplissant notre petit papier à chaque sortie ! Sinon c'est 135 €… J'entends encore ces abrutis : "on ne fait pas ça pour vous faciliter la vie…" Autant dire honnêtement "On fait ça pour nous faire chier !". Tout ça pour quoi ? Un petit virus de type grippal ? Impossible. Cet emballement médiatico-politique est i-rré-el. Le monde s'est arrêté en seulement quelques jours. Plus d'avions, de travail, d'école… Merde, c'est une pandémie de zombies ou quoi ? Ils ont peur de quoi ? De quelques milliers de morts ? Et tout ce stress, l'enfermement des personnes, les violences conjugales, les violences faites aux enfants, les suicides, les faillites, les famines, les nouveaux migrants, les violences et abus policiers etc. Ça va tuer combien de personnes ? Beaucoup plus.

Les gouvernements paranoïaques sont à la merci de la peur, et donnent des coups de sabots dès qu'ils croisent l'ombre d'un virus. C'est leur mode de fonctionnement : répression. Police. Et la prévention ? Est-ce que cette bande de trous du cul y a pensé il y a 6 mois ? Un an ? Il faudrait arrêter de mesurer le PIB et plutôt juger du bien-être d'un pays, en mesurant le BIB comme au Bouthan : le Bonheur Intérieur Brut. Et en ce moment, c'est pas la joie. Pffff… Ça me fait un bien fou ce tattoo…

Ça faisait un moment que je voulais le finir mon dragon des vents, et j'ai enfin trouvé le temps… Quelle conne. J'ai pris le temps. Le "temps" n'existe pas : il est pure invention humaine. Les secondes passent comme des petits vieux. Un, deux, trois… Traversant la rivière Styx ou le Sanzu-no-kawa bouddhiste, grâce au Coronavirus qui en est devenu leur passeur. De l'autre coté, une nouvelle vie, avec les mêmes challenges : se nourrir mieux, bouger, cultiver l'art et la manière de dire, savoir vivre avec la mort et l'accepter le moment venu.

Le dragon murmure à mon oreille : Nao, merci pour les écailles : je peux voler à présent ! Pour toi aussi il est temps d'embrasser ton karma : vole ! Ouf ! Mon corps en a assez. Mon esprit plane : ça fait du bien. Je relève la tête : la nuit tombe déjà, noircie par des nuages bas. Dans la salle de bain, je badigeonne mon ventre d'huile de coco puis me fais un chignon avec une baguette japonaise. Le miroir au dessus du lavabo reflète mes courbes arrondies. Ma peau de porcelaine, celle d'une jeune japonaise immigrée en France pour ses études, est distendue. Je bouffe n'importe quand en ce moment, tournant en rond comme un chat noyé dans un aquarium rempli de poissons. Qu'est-ce que ce sera dans un mois ? Je dois me reprendre.

Mes poils se hérissent soudainement, sous l'effet d'une excitation sexuelle teintée de peur. Est-ce la queue du dragon fraîchement noircie, traversant ma chatte rasée en ticket de métro, qui me titille ? Non, c'est plus insidieux. Morbide presque. Flippant. Le ciel noir, peut-être. Ou ce silence de mort au dehors. Le confinement tue. Lentement. Insidieusement.

J'enfile mon caleçon rouge et mon body de jogging. Mon sweat kaki ? Pas besoin : un vent chaud danse dans la vallée. Mon dragon épris de liberté sans doute. Et puis je dois laisser mon tattoo à l'air libre.

C'est parti ! En fermant la porte, je croise Maria, la voisine du dessus, dont la chienne croisée border me renifle les pieds.
— Salut Nao ! dit-elle avec un signe de tête
— Salut Maria !
— tu vas courir ?
— oui, vite fait
— tu peux prendre Najda ?
— euh… je… ouais je bafouille. Najda est cool mais fine speed, surtout en ces temps de confinement. Difficile alors de se laisser aller à la course méditative. Celle que je préfère.
— éh Nao, te sens pas obligée hein !
— non, c'est bon ! T'inquiètes ! Je vais la gérer c'te fois. Et puis elle a besoin de se défouler ! Ça se sent !
— ouais, comme tout le monde !
— bon allez, j'y vais !
— dac' ! Merci !
— à toute !

Maria était du genre à chercher le contact, même pendant le confinement, ce qui n'était pas pour me déplaire. Cependant, j'avais gardé l'habitude japonaise de saluer les mains jointes : pas de bises ni serrage de mains ou embrassades. Je ne suis naturellement pas très tactile. Avec mes clients tattoo, je porte des gants en latex et un masque. Comme au Japon quand on est malade. Un signe de respect altruiste souvent moqué des autres pays d'ailleurs. Moi, ça m'aide à me mettre dans une bulle. D'énergie créatrice. Un fond musical scelle ce rituel sacré. Comme Whang-Od, une petite vieille des Philippines qui avait piqué mes premiers tattoos.

J'y repense en posant les pieds sur l'herbe du jardin en friches : les forêts tatouées en bracelet sur mes chevilles se mêlent aux herbes humides. Il a dû pleuvoir dans l'après-midi ! J'adore le sensation de l'herbe humide sur la plante de mes pieds nus. Les énergies s'échangent encore mieux. Est-ce que ce tatouage m'a rendue définitivement accro aux forêts et aux montagnes ? Ou est-ce l'inverse ?

J'attends en rez de jardin la chienne qui ne vient pas. L'air est lourd et étrangement silencieux.
— Najda !?

La jeune chienne sort enfin de la résidence comme une bombe, sautillant dans les herbes hautes. Une vraie gazelle ! Arrivée à ma hauteur, elle se fige en position de défense, et aboie un mal invisible caché dans les feuilles d'un arbre au dessus de ma tête.
— Najda arrête ! criai-je, mais la chienne, sourde à mes appels, aboyait de plus belle, les poils dressés sur ses épaules comme une punk. Elle me faisait carrément peur, babines retroussées et tous crocs dehors. Est-ce l'écureuil que j'ai croisé ce matin en prenant le prana dans l'herbe ? Ses jappements diminuent, et se transforment en plaintes, puis elle baisse la tête et retourne dans la résidence, le dos courbé de honte ou de peur. A-t-elle fini par m'entendre ? Je ne lui ai pourtant pas demandé de rentrer ? C'est peut-être Maria ?

Tant pis pensai-je en enjambant la clôture basse. Je vais pouvoir méditer sous endorphine… Les nuages sont bas et rapides, poussés par ce vent chaud du sud, laissant apparaître de temps à autre la pleine lune de ce mercredi 8 avril. Le confinement est prévu jusqu'au 15. Au moins. Avec cette équipe de bras cassés et l'atmosfear ambiante, ils sont bien capables de nous enfermer encore un mois ! Quelle débilité. Le confinement est devenu un problème : comment et quand le lever ? Combien de morts dû au confinement ? Pourquoi ne pas mettre en place le même comptage ? Corona : 13 666 - Confinement : 17 999.

On ne peut plus courir en forêt, même seul : la "loi" l'interdit. À Paris, l'extrême débilité a été d'interdir de courir dans la journée, entraînant des embouteillages de joggueurs à 18h, et forcément des contaminations : pour votre propre sécurité, soufflez et respirez ensemble, comme le feraient des prisonniers dans la cour d'une prison. Quand le mental prend la place du coeur, les fausses bonnes idées poussent comme des champignons.

Ouais, je rêve de forêt. Seule avec les arbres. Loin de tous ces bureaucrates et de leur stupides lois. Endorphine maximum. C'est là que j'ai commencé à courir pieds nus, pendant un défit insensé : à la mort de ma mère, je me suis rasée les cheveux comme le veut la religion hindoue, et j'ai tapé mes ressentis sur une vieille machine à écrire Hermès Baby datant de 1954. Jour après jours, pendant 365 jours. J'avais fait mon deuil. À ma manière. Ouais… C'était mieux avant. Avant son suicide. C'est toujours mieux avant. Avant le drame. L'humanité est en train de se suicider sans même s'en apercevoir. Aveuglée par la peur, la cupidité et l'ignorance.

Mes pensées s'évaporaient au fur et à mesure que mon corps s'emplissait d'endorphine. Et pour cela, il faut courir vite, ou longtemps. Mon bassin se déverrouille. J'évite la gendarmerie du centre-ville, et prends une piste cyclable. Interdite. Qu'à cela ne tienne. N'est stupide que la stupidité. Allez vous faire foutre avec vos conneries : je suis libre. Et joyeuse. J'accélère la foulée, le long de cette voie ferrée désaffectée. Je suis seule au monde, sous ce couvercle naturel de nuages doux et chauds.

Une chauve souris gobent les moustiques. L'origine du mal, selon certains. Mais comme toujours, nous sommes notre propre démon : la faiblesse de nos corps, notre pullulation sans fin, dans les moindres recoins de la planète, à bouffer n'importe quoi, parfois sous prétexte que ça peut te mettre la gaule. L'humain est débile. J'ai souvent l'impression de faire partie d'une autre espèce. Végétale. Et de regarder incrédule une autre espèce détruire son propre environnement, et le mien par la même occasion. Il coupe la forêt et s'étonne après de rencontrer le loup. Quelle naïveté puérile. Avec une remise en question digne de celle d'un moustique, on continuera à se contaminer toujours plus. Ce n'est que le début. Ebola. SRAS. Quand une population devient trop nombreuse pour un écosystème aux ressources limitées, des épidémies traversent les populations et les "nettoient". C'est simple, efficace et précis. C'est comme cela dans toutes les espèces depuis la nuit des temps. N'importe quel épidémiologiste sait ça. L'humain se croit au dessus de tout. Pour la planète, nous ne sommes que des puces devenues trop nombreuses. Et en ce moment, elle se gratte…

OH PUTAIN !! Je l'avais pas vu venir c'te bagnole !

— CONNAAAARD ! m'écriai-je machinalement en tendant ma main en cornuto, arrêtée net juste avant le passage piéton du rond point. Une voiture noire, vitre fumées, dans une nuit noire, dévoré par le temps et l'imbécilité d'êtres se croyant supérieurs. Bon, ne pas se refroidir. Je suis sortie un peu de ma transe méditative, induite par les endorphines. Comme quoi, pas besoin de se droguer pour aller mieux : notre corps dispose déjà d'une bibliothèque de substances. Il suffit de manger, bouger, se connecter ou… baiser.

Et ça, j'en avais foutrement envie en ce moment ! Ici même ! pensai-je en courant dans les herbes hautes du jardin de l'église. Mais avec ce confinement, c'est baisé justement ! Pffff. Si au moins tout le monde s'élevait d'un cran spirituel. Ça pourrait fonctionner : des humains débarrassés de leur nombrilisme, et des sans-cœurs qui ne pensent qu'avec le mental. Ouais, il faut penser avec le…

BORDEL ! Mais qu'est-ce qu'elle me veut cette chauve-souris ? Elle volait dans mes oreilles, comme si elle protégeait ses petits, possiblement nichés dans le grenier de cette petite maison abandonnée, ancienne demeure du curé ?

Je passe le pont et descends goûter l'eau du gave pour me refroidir et laver mes pieds. La descente est boueuse, et donc super gliss… MERDE ! Encore cette saloperie de bestiole ! Elle s'est coincée dans mes cheveux ! OUCH MERDE !… AÏE ! Je me retrouve en bas du petit chemin, les pieds dans l'eau glacée du gave. Pour un peu c'était le plongeon ! Je suis recouverte de boue. Fais chier. Habituellement, j'aime bien, quand je cours dedans pieds nus. Mais là, j'en suis couverte de la tête aux pieds ! Tattoo compris, évidement ! J'ai perdu ma baguette et mes cheveux ébouriffés sont collés à ma peau suintante.

— PUTAIN ! CETTE SALOPERIE EST ENCORE LÀ ! criai-je en me relevant soudainement. J'essayais de me débarrasser de cette bestiole coincée dans mes cheveux en secouant la tête quand j'ai senti une petite morsure au pouce, immédiatement suivie d'une vive douleur dans le cou. Je lançai la tête en arrière et perdis l'équilibre. Le temps n'existait plus. Pendant ce qui me sembla une éternité, je me vis tomber à la renverse, regard rivé sur un ciel assombri, plaquée vers le bas par une chauve-souris fourrée dans mon cou et qui semblait soudainement peser une tonne ! Un éclair dans le ciel m'aveugla. Mon corps entier fut pétrifié par l'eau glacée et coula à pic dans cet univers noirâtre.

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